Alger avant le putsch

A Alger, il y a ces journées de février ou de mars où le ciel est sale, la mer glauque, les murs pisseux, où l'on se demande si l'on retrouvera la joie de vivre. Des journées où l'anisette a un goût âcre, où les olives cassées sont plus amères que d'habitude, où l'on se traîne, mal dans sa peau. Les habitants ont alors l'âme morose, presque désespérée. C'est incompréhensible pour ceux qui n'ont jamais vécu à Alger, ou qui sont passés à côté de ce grand roman d'amour qui unissait les pieds-noirs à leur terre, à leur ciel, à leur mer et à leur soleil. Alors ils n'ont compris ni le pays ni les gens. Encore moins leurs réactions.

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Et puis, tout d'un coup, éclate le printemps, qui est déjà l'été et qui va durer une bonne partie de l'année. Alors la ville s'étire, s'anime, resplendit. C'est pour huit mois la grande fête « à la couleur ». Du bleu, du blanc et de l'or. Partout. On relègue au grenier ces vêtements d'hiver dans lesquels les peuples méditerranéens ressem­blent toujours à des clochards, et l'on revêt l'uniforme de l'été. La robe légère, le chemisier ouvert qui fait les femmes plus belles et plus désirables, la chemisette et le pantalon de toile qui sentent déjà la plage. Les peaux mates vont encore foncer. Et souvent seul le vêtement distinguera le fils de Bab-el-Oued de celui de la Casbah, l'enfant du boulevard de la Victoire de celui du Village nègre. Le vêtement et quelque chose au coeur qui en ce mois d'avril 1961 rend difficile sinon impos­sible tout rapprochement entre les deux communautés.
En ce printemps de 1961 il y a peu d'espoir au coeur des pieds-noirs. On a beau vouloir se leurrer il faut se résoudre à la vérité. Les Arabes, tous les Arabes sont pour le F.L.N. On se parle encore... par habitude, mais de jour en jour on ressent plus précisément la réalité de cette barrière dont on a toujours voulu nier l'existence. Et à Paris le gouvernement ne parle que pour les encourager. Eux savent ce que sera leur avenir. Le « grand pendard » de l'Elysée le leur répète chaque fois qu'il ouvre la bouche. « Ils » auront un Etat « souverain au-dedans et au-dehors ». Ce que sera l'avenir des Européens ? Personne ne daigne le leur dire. Depuis décembre 1960 il ne s'est rien passé. Il y a bien des plastics, des sigles O.A.S. sur les murs, mais on ne sait rien de plus. Ça mène à quoi ces actions « secrètes » ? Depuis la dissolution du F.A.F. il n'y a plus de mouvement qui réunisse la population unanime, qui soit capable de la faire descendre dans la rue pour une de ces kermesses héroïques où l'on fait le coup de main, où l'on reçoit parfois la matraque mais où l'on se sent heureux, fort, puissant, revigoré. Une de ces grandes « gueulantes » où le peuple européen d'Alger prouve à la métropole, au monde et d'abord à lui-même sa force et sa vitalité. Oui, vraiment, depuis décembre, le ressort est cassé. Aucun espoir à l'horizon. Seule la triste réalité d'une indépendance qu'on dit inéluctable et qui verra les Arabes au pouvoir ! Les assassins du F.L.N. au gouvernement ! Et il n'y a personne, plus personne pour se mettre en travers de la route du déshonneur.
En cette fin avril 1961, malgré le printemps qui a éclaté, malgré la nature qui est fidèle au rendez-vous et se moque de la vie des hommes, les esprits sont moroses. On n'a pas le coeur à la grande fête du corps, de la mer et de la couleur. Ou, si l'on y sacrifie, c'est par habitude, en se disant :  C'est peut-être la dernière fois, profitons-en. On vit machinalement en se demandant jusqu'où ça ira.

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